Jane Austen - Northanger Abbey, défense et illustration du genre romanesque

« Les progrès de l’amitié de Catherine et d’Isabelle furent aussi rapides que ses prémices avaient été chaleureuses, et elles brûlèrent si bien les étapes d’une affection croissante qu’elles n’eurent bientôt plus besoin d’en donner la moindre preuve à leurs amis ou à elles-mêmes. Elles s’appelaient par leurs prénoms, se tenaient toujours par le bras quand elles se promenaient ensemble, s’attachaient mutuellement la traîne de leur robe avant d’aller danser et refusaient de se séparer pendant le quadrille. Si une matinée pluvieuse les privait d’autres plaisirs, elles tenaient quand même à se voir au mépris de la pluie et de la boue, et s’enfermaient ensemble pour lire des romans.

Des romans, oui, car je refuse d’obéir à cette coutume mesquine et peu politique qu’adoptent si souvent les auteurs et qui consiste à déconsidérer, par une censure des plus méprisantes, le genre d’œuvres même dont ils sont en train d’accroître le nombre. Ils rejoignent là leurs pires ennemis pour octroyer à de tels ouvrages les épithètes les plus cruelles et n’autorisent jamais leur héroïne à lire des romans. Si elle tombe par accident sur l’un de ces livres, elle en tournera les pages avec dégoût. Hélas ! si l’héroïne d’un roman n’est point patronnée par l’héroïne d’un autre roman, de qui peut-elle attendre protection et considération ? Je ne saurais défendre une telle attitude. Laissons aux critiques le soin de dénigrer à loisir toute effusion d’imagination, laissons-leur le soin de parler, à propos de tout nouveau roman et en un style rebattu, de la camelote sur laquelle ahanent de nos jours les presses. Ne nous trahissons pas les uns les autres, nous sommes un corps insulté. Bien que nos productions aient offert aux lecteurs un plaisir plus grand, plus sincère que ceux d’aucune autre corporation littéraire en ce monde, aucun genre, jamais, ne fut plus décrié. Quelle qu’en soit la cause, la vanité, l’ignorance ou la mode, nous avons presque autant d’ennemis que de lecteurs (...) il semble presque correspondre à une volonté générale de décrier le talent et de mésestimer le travail du romancier, et de dédaigner des oeuvres qui n’ont pour les recommander que le génie, l’esprit et le bon goût. »

Qu’y a-t-il de plus charmant dans Northanger Abbey ? Le personnage de Catherine Morland, sa naïveté, sa grâce, sa bonne foi ? Ou l’allègre élan du roman, qui cueille la jeune fille dès son enfance ingrate et garçonnière, dans sa nombreuse et brouillonne famille, pour la conduire à l’orée de sa vie de femme, à travers une initiation au monde (une immersion dans la très élégante Bath en été) et à l’univers romanesque, au monde PAR l’univers romanesque ? Car tout autant qu’un roman d’apprentissage au féminin, Northanger Abbey est un amusant traité de l’éducation des filles par le roman. Et un éloge vibrant, jugez-en par le texte cité ci-dessus, de cet art original en cours de reconnaissance.

Catherine en pleine terreur romanesque (source Wikipédia)

Évidemment, Catherine et l’aimable Henry Tilney (si spirituellement et gentiment sarcastique !) sont des fans des Mystères d’Udolphe, dont j’ai dit il y a peu combien je m’y étais ennuyée,

-          .. Cette colline me rappelle le pays que traversent Émilie et son père dans Les Mystères d’Udolphe... Mais je suppose que vous ne lisez jamais de romans ?
-         
Et pourquoi n’en lirais-je pas ?
-         
Parce que ce ne sont pas des livres assez sérieux pour vous. Les messieurs lisent des ouvrages plus graves.
-         
La personne, homme ou femme, qui n’éprouve pas de plaisir à la lecture d’un bon roman ne peut qu’être d’une bêtise intolérable. J’ai lu toutes les œuvres de Mrs Radcliffe, et la plupart m’ont procuré un immense plaisir. Quand j’ai commencé Les Mystères d’Udolphe, je n’ai pas pu m’arrêter. Je me rappelle l’avoir lu en deux jours, et j’en avais les cheveux qui se dressaient sur la tête.

mais les temps ont changé et ce qui devait sembler à mes jeunes lecteurs-héros de terrifiants suspenses fait piètre figure auprès des thrillers contemporains. Pénétrée de ses lectures, Catherine lâche la bride à son imagination et interprète les moindres faits de son séjour à Northanger Abbey à la lumière de l’univers gothique.... difficile pourtant de faire coïncider ce lieu confortablement aménagé avec l’univers inquiétant de Mistress Radcliffe ! ainsi, le mystérieux cabinet ancien de laque noire que contient sa chambre, victorieusement exploré un soir de tempête (toutes les clés étaient dessus !), ne recèle-t-il finalement qu’un rouleau de ... notes de blanchisserie. Mais il en faut plus pour ébranler les fantaisies chimériques de Catherine, et somme toute, le Général Tilney a bel et bien des comportements étranges, même s’il n’a rien d’un Montoni !

Outre la satire des romans gothiques, plus subtile qu’il n’y paraît puisque Jane comme Catherine les ont lus, goûtés, dévorés ! et que la narratrice leur rend ainsi hommage, outre l’intrigue sentimentale, le roman rayonne de « phrases à fossettes », et même carrément de clins d’œil à tous les coins de paragraphe ! entre l’enthousiaste et mécanique Mrs Allen, une bien brave femme, totalement creuse (« Mrs Allen appartenait à cette nombreuse catégorie de femmes dont la société ne peut évoquer d’autre émotion que la surprise à la pensée qu’il s’est trouvé au monde un homme capable de les aimer au point de les épouser. Elle n’avait ni beauté, ni esprit, ni talent, ni distinction. Un air de dame comme il faut, un grand calme, un bon caractère inerte et un tour d’esprit frivole, voilà tout ce qui pouvait expliquer qu’un homme aussi sensible et intelligent que Mr Allen l’eût élue »...), l’insupportable John Thorpe, vaniteux et arrogant – je ne peux pas m’empêcher de lui prêter la voix et la physionomie, en plus jeune, du suffisant casse-pieds qui, dans Quatre Mariages et un enterrement, tient la jambe à Charles dans le salon de l’hôtel cependant que Carrie est planquée derrière le fauteuil – et le personnage de la coureuse de prétendants, la belle Isabelle, cette jeune fille avec laquelle Catherine croit découvrir l’amitié (j’adore l’évocation de la naissance de cette amitié, elle n’a pas pris une ride !) au prix de bien des désillusions qui contribuent à son apprentissage de la vie, Miss Austen laisse libre cours à sa verve railleuse, dans des dialogues d’anthologie : les monologues parallèles que sont les conversations de Mrs Allen et Mrs Thorpe ! La composition est irréprochable (même les fameuses notes de blanchisserie trouveront un emploi dans un ultime clin d’œil), l’observation réaliste (les bals à Bath, les rites sociaux, les revenus des jeunes couples) très fine, l’analyse psychologique et le regard de la moraliste sont un régal de perspicacité. Ce roman, qui plus que tout autre me semble-t-il témoigne de l’extrême maîtrise qu’avait Jane Austen de l’art qu’elle avait élu, unit dans une constante allégresse complice l’auteur, ses personnages, et ses lecteurs, jamais dupes, toujours conquis.

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