Le Aye-aye et moi - Gérald Durrell

« Le malgache égrène un cliquetis de mots chantants, un peu comme si vous renversiez un plein seau de billes de verre dans un escalier de marbre. Il paraît, quoiqu’il s’agisse peut-être d’une information apocryphe, que cette langue n’avait jamais été couchée par écrit avant les premiers missionnaires gallois. Ils avaient embrassé cette tâche avec toute la délectation d’un peuple qui avait baptisé ses villes et ses villages de noms qui comprennent chacun toutes les lettres de l’alphabet. La carte du Pays de Galles est en effet parsemée de noms à se donner des crampes aux maxillaires, comme Llanaelhairarn, Llanfairfechan, Llanerchymedd, Penrhyndeudraech, sans parler, bien sûr, de Llafairpwllgwyn-gyllgogerychw-yrindroblantyssiliogogogoch. Aussi ces messieurs les missionnaires, qui avaient dû se réjouir à la perspective de transformer une langue entière en un seul tintinnabulement géant, se surpassèrent-ils quant à la longueur et à la complexité de leur traduction. Dès lors, lorsque mon dictionnaire s’ouvrit à « buste », et m’informa qu’en malgache, ce mot se prononçait : ny tra tra seriolana voasokitra hatramin ny tratra no ho miakatra, je ne fus nullement étonné. Rien, naturellement, ne précisait s’il s’agissait de la partie supérieure du corps humain, de la poitrine de la femme ou du portrait sculpté. Mais s’il était question des seins, je me dis qu’il faudrait un temps fou pour en venir aux autres parties de l’anatomie de celle que vous courtisez, temps au bout duquel votre conquête en serait sans doute arrivée à la conclusion que vous faisiez une fixation mammaire et que, par conséquent, vous n’étiez qu’un jobard. Une langue aussi interminable tend à ralentir le rythme de la communication, surtout celle de nature sentimentale. »

J’adore lire Gérald Durrell. J’ai pris un peu par hasard sur le présentoir du CDI au lycée (Tolle et lege, dit un de ces panonceaux qui ponctuent le lycée de maximes latines) Le Aye-aye et moi (The Aye aye and I, en anglais, on appréciera le « pun »). À la différence de Ma famille et autres animaux, ma précédente et délectable lecture, ce n’est  pas un ouvrage autobiographique stricto sensu. Le sujet en est Madagascar, son écosystème dévasté par la culture sur brûlis, et sa faune exceptionnelle en voie de disparition, que le naturaliste et ... zoophile ? - non, on ne peut pas le dire ainsi – et  ami-des-animaux Gérald Durrell avait entrepris cette année-là de secourir sous la forme de quelques spécimens de lémuriens destinés à être soustraits à une mort certaine pour être acclimatés dans divers zoos, dont celui de Jersey, fondé par Durrell soi-même.


L’écologie par Gérald Durrell, c’est une fête. Rien du prêchi-prêcha apocalyptique dont nous épouvantent du haut de chaires imaginaires, à la télé ou ailleurs, des descendants manifestes – et manifestants – de prêcheurs en transes. Non. S’il ne dissimule ni n’excuse rien de la gravité des situations locales aux quatre coins du monde, il a une manière originale de mêler propos rationnels (telle est la situation, voici comment elle évolue, et telles en seront inéluctablement les conséquences si l’on n’agit pas) avec une bienveillance lumineuse et un sens du burlesque sans pareil. Il s’adresse à la raison d’abord, avec lucidité, puis, parmi les émotions, il suscite la générosité et le rire, pas la terreur.  Cela  a un effet extraordinairement stimulant. Sans naïveté ni angélisme, humaniste en somme, car sa bienveillance embrasse dans un même mouvement hommes et animaux, (comme le titre de son autobiographie en donnait déjà l’idée), Gérald Durrell était un homme d’action, de parole et de plume, il ne mâchait pas ses mots, non plus qu’il ne reculait devant les menaces.

Le Aye-aye et moi est une encyclopédie très personnelle d’un Madagascar « intime » (l’auteur en a expérimenté jusqu’à la moëlle des os la rudesse de ses routes, tout comme il évoque avec un sens de la périphrase admirable les inconvénients intestinaux de ce genre de voyage). C’est un « road-story » ( ?) truculent, un voyage picaresque qui vous fera découvrir marchés malgaches et hotelys, hapalémures, sifakas et ybiphoras – alias angonoka ou tortue à soc -, jacanas et kapidolos, ouragans de mouches, taons et halictes – avec méditation subséquente sur la place des parasites dans les écosystèmes -, pieuvres desséchées et duckies-wuckies cancanant à tue-tête, aigrettes et bien sûr, aye-ayes presque en pagaille. Vous y trouverez des considérations sur l’art et la manière de sauvegarder les espèces et de former les populations locales aux problèmes écologiques pour leur apprendre à les résoudre, comme sur l’art de camper, ou les bienfaits d’un modeste « ustensile » ( ?), lisez ce qui suit :

 « Devant une de ces baraques, un  terrain relativement vaste avait été éclairé au moyen de bougies et de l’inévitable et indispensable fanal à pétrole, ou lampe-tempête.
Que ferait-on, me dis-je, sans cette invention simple et cependant inestimable ? sa lueur jaune, comme un petit crocus bien rond, vous accueille au campement au bout d’une rude journée. J’ai vu  à sa lumière des femmes broder les choses les plus délicates, des hommes sculpter d’admirables figurines. J’ai  vu de gras crapauds former au tour d’elle d’amicaux et gloutons conclaves, en attendant l’abondance d’insectes qu’elle fournit en même temps que sa douce clarté. Dans ce même rayonnement, j’ai effectué des opérations à faire froid dans le dos (...) : j’ai retiré des pieds des gosses des gros poux de sable suppurants ; je me suis escrimé, avec la dextérité d’un pickpocket, à extraire de la terre et du gravier du cuir chevelu laineux de la femme qui lavait mon linge (elle était tombé sur la tête au bord de la rivière après une chute de six mètres) ; j’ai garrotté le mieux possible les trois doigts qu’un ivrogne venait de se trancher net au moyen de sa machette sous l’influence du vin de palme. Sa flamme amicale m’avait vu me traîner hors de mon lit au cœur de la nuit pour nourrir au biberon toutes sortes de créatures, depuis les céphalophes jusqu’aux galagos, depuis les fourmiliers jusqu’aux tatous. Une statue devrait être érigée quelque part en hommage à l’inventeur anonyme de cet objet sans prix pour ceux qui vivent là où l’électricité n’est connue que sous la forme de l’éclair, là où la lune et la lampe-tempête sont les seules sources d’éclairage fiable. »



Mon lecteur appréciera la cohérence de mon propos : rendant compte d’un ouvrage écrit par un naturaliste au sujet de la faune, je cite deux passages sans le moindre rapport avec le sujet : l’un à propos de langue, l’autre, de lampe... ben oui. J’adore la puissance évocatoire de ces deux textes, le malicieux sens de l’analyse qui s’y manifeste, la « sympathie » qui s’étend jusqu’aux objets les plus humbles.
Seul déplaisir, encore une fois, la traduction, dont les extraits cités laissent parfois entendre les maladresses. Hélas, il y a aussi, en pagaille, des fautes de langues diverses, lexique et syntaxe, mais tant pis ! c’est le plaisir qui l’emporte.
On sort de cette lecture souriant(e), ébloui(e), enrichi(e)  et surtout pénétré(e) de la beauté du monde, et de la nécessité d’y veiller, chacun à son modeste niveau. Avec l’envie d’aller voir, respirer, entendre Madagascar en son infinie et chatoyante diversité... menacée.

Ajouter un commentaire

Le code HTML est affiché comme du texte et les adresses web sont automatiquement transformées.

La discussion continue ailleurs

URL de rétrolien : http://blogs.ac-amiens.fr/let_convolvulus/index.php?trackback/234

Fil des commentaires de ce billet