Michèle Desbordes - Les Petites Terres - bribes, fragments, parcelles

 

(...) il n'aurait pas fallu ce sourire, cette douceur, cette façon de s'en remettre à vous, de vous confier sa vie, les instants, les heures qui venaient, obscures, invisibles, mais plutôt sur le visage quelque chose de mauvais, quelque chose de revêche qui vous fasse vous éloigner, vous agacer, il n'aurait pas fallu cette douceur qui rendait tout encore plus difficile, c'est qu'il n'est pas tolérable d'aimer comme ça quelqu'un qui s'en va, un vieillard fragile et craintif, de chair et de sang et de cœur qui bat, avec son beau visage lisse et sans peine, sans chagrins déclarés.


Et puis aussi :

 

 

«(...)j'aimais les atlas, les mappemondes, les portulans, leur façon de représenter le monde et de contenir tous les romans et les histoires de la terre, un point sur la page dans les verts, les ocres ou les bruns et c'est cinq cent mille ou trois, dix millions de personnes grouillant, remuant là doucement sous le crayon qui les pointe, vivant aimant mourant, se perdant de détresse un jour ou bien oubliant ce qu'il y a à oublier et le reste, ne se souvenant plus de rien ni qu'ils se trouvent là à grouiller sous le crayon, sous le point qui dit où ils sont sur cette terre, et demain peut-être qu'ils n'y seront plus et sous le crayon sous le point il en manquera un, il en manquera trois cents et qui bientôt se souviendra d'eux, ils seront remplacés, perdus, relégués dans les décharges, les oubliettes de l'histoire et rien ni personne ne pourra dire ce que fut leur vie, ce que ce jour d'automne où ils allaient dans tous les ors et les gris de la saison et l'infinie douceur des jours et des soirs ils pensaient, ce qu'ils avaient dans le cœur, rien ne permettra jamais d'imaginer un quart, un dix million-millionième de million de milliards de ce passage ici-bas, ni mis bout à bout tous les récits les romans bons ou mauvais de la terre, ni les albums ni les lettres empaquetées, enrubannés, morceaux de vie, morceaux de rêves bradés à l'étal des brocantes, les lettres, les inventaires dans les archives, les dossiers de notaires, tous les visages entrevus sur les vieilles cartes postales dans les rues des villes, des villages, et alors novembre est arrivé, cette douceur encore, cette moiteur pâle, je suis venue marcher sur ce chemin et j'ai vu l'oiseau, une sterne, une mouette, aller et venir au-dessus de moi de son vol presque immobile » (...)

Ces quelques lignes en préambule pour donner mieux que quelque compte-rendu le rythme et le chant de cette écriture litanique, ressassante comme un flot, quasi jamais ponctuée, où se rencontrent, se mêlent, s'interpénètrent présent de l'écriture et passé d'une histoire d'amour déchirée qu'elle retisse, et tant d'autres histoires, celles qui n'adviendront jamais autrement que dans cette évocation incidente de l'imaginaire des cartes, les histoires lues, les films vus, Au-dessous du Volcan, Jim Jarmusch, les voyages de Cendrars, la marche d'Hölderlin vers Suzette Gontard mourante, les propres histoires de Michèle Desbordes : la servante de La Demande, les soeurs Brontë, Virginia Woolf, Léonard et T.S. Eliot, et le marcheur opiniâtre au chien attelé d'une brouette sur le Volcan de la Soufrière...

 

... et l'écriture qui presque au fil de la plume s'efforce de saisir le flot mêlé de la méditation sur ce qui a forcé ce livre à advenir, la mort de l'homme aimé, quitté, toujours tu dans les autres livres et qu'il faut bien ici évoquer sans fard ni fiction, un bouleversement de tendresse ratée puis retrouvée, une nécessité que la séparation n'a pas su disloquer et que la marche consentie vers la mort a rendue impérieuse, dire à la va comme le fil de la plume ou le courant de conscience l'impose, au plus juste, au plus intime (et infiniment pudique), que la mort a scellé cet amour dont le livre est la trace et le chant de deuil.

« ... et le jour viendra où disparaîtra jusqu'au dernier de ces souvenirs et de ces rêves, de ces idées de vie, et il n'y aura plus nulle part, pas même dans les livres que parfois nous écrivîmes, où chercher ce que nous fûmes. Qu'aurons-nous donc été et pour qui ? Et combien de créatures, combien d'ombres cheminant les unes près des autres dans la lumière des crépuscules, ces cortèges silencieux et recouverts de poussière des fins de jour ? Et qui jamais comprendra ? »

Michèle Desbordes est morte en janvier 2006. Ce livre-là a été publié en janvier 2008.

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